L’avocat et la révolution intellectuelle
Auteur : ENGLISH Benjamin
Publié le :
15/01/2018
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2018
La « révolution industrielle » peut être définie comme "le processus historique du XIXe siècle qui fait basculer - de manière plus ou moins rapide selon les pays et les régions - une société à dominante agraire et artisanale vers une société commerciale et industrielle" selon Wikipedia. Serions-nous en train de vivre, à notre époque, la « révolution intellectuelle » ?
En effet, la révolution industrielle a touché essentiellement la production de biens, passant d'une production artisanale au compte goute, et ouvrant la voie à une production en série, standardisée, dite "de masse". Cette révolution n'a été alors possible que du fait de ce que nous appellerions aujourd'hui des ruptures technologiques, et en premier lieu l'invention de la machine à vapeur, qui a imposé de repenser l’organisation de la production.
Nous vivons actuellement une formidable évolution des professions intellectuelles, et plus particulièrement des professions du conseil, qui délivrent des services, et qui peut être valablement comparée à la révolution industrielle à son époque. Beaucoup d’observateurs avertis l’on théorisé, et notamment Richard SUSSKIND (1).
Quelques enseignements sont probablement à en tirer...
L'invention de la machine à vapeur, du moteur à explosion et le développement de l'électricité s'appellent de nos jours l'algorithme, le big data et l'intelligence artificielle. Ils rendent possible une industrialisation des services intellectuels, permettant aux prescripteurs de ces services de vivre leur mue, appelée disruption. Est-ce la fin des métiers du conseil ? Non, juste une nouvelle donne, dans laquelle chacun doit trouver sa place, face à l'arrivée de nouveaux acteurs.
Une chose est certaine, la révolution industrielle a changé la chaine de valeur de la création des biens. Mais pour autant, l'artisanat a-t-il totalement disparu ? Non, il a juste évolué. Tout comme l'artisan d'aujourd'hui utilise des imprimantes 3D, l'avocat n'a aucune raison de rester à l'âge du rabot et de la scie, tout en disposant d'autres choix que la production de masse.
En matière de services, l'exemple des professions du droit est caractéristique, et plus particulièrement celui des avocats, en ce qu'ils ont pour particularité d'être, certes, une profession réglementée, mais opérant sur un marché oligopolistique (à la différence des Officiers public ministériel).
Les avocats ont toujours socialement voulu travailler en artisans.
Les raisons tiennent essentiellement à des considérations louables, comme un attachement à la qualité d'un travail qui doit être du « cousu-main », pour chaque client. Il serait trop long d'analyser les causes sociologiques ou psychologiques de cet état d’esprit.
Cette position s'avère aujourd'hui totalement remise en cause. Elle l'était déjà avant l'essor des inventions citées ci-dessus, lorsque le marché du droit a vu émerger des pratiques de rationalisation des coûts, et de standardisation de tâches objectivement simples, sans réelle valeur ajoutée et pouvant être facilement déléguées (formalisme juridique, formalités administratives).
Le problème est que ces pratiques ont été essentiellement développées par d'autres acteurs du marché, notamment les experts comptables, à titre accessoire de leur activité.
L'irruption de l'algorithme, du big data et de l'intelligence artificielle (et demain de la blockchain) ont déculpé ces possibilités de production standardisée de droit, va des services de masse. C'est alors la Legaltech, qui s'est saisie de la question : Création et gestion de sociétés en ligne, règlement des litiges, rédaction automatisée de contrats simples...
Parallèlement, l'accès aux données brutes et l'essor de l'accès à l'information juridique a notablement changé la relation avec une clientèle qui, à défaut d’expérience analytique, a accès à l'information brute.
Dans un précédent article, nous avions exposé en quoi les ruptures technologiques peuvent être appréhendées par les avocats comme de nouveaux outils puissants, ou de nouvelles façons d'exercer leur métier. Pour autant, cela veut-il dire que le marché du droit ne doit-il proposer que des produits standardisés ? A l'évidence non. Le parallèle avec la révolution industrielle peut encore être fait : Le marché des biens est-il constitué uniquement de produits manufacturés et produits à la chaîne ? Non.
Cependant, le marché s'est adapté. Il reste une offre pour des produits non standardisés, ou simplement non standardisables, mais surtout pour des produits haut-de-gamme, comme l'illustre la diversité de l'offre dans l'industrie du textile : des enseignes de vêtement discount, jusqu'aux collections de haute-couture.
En droit, il existe un grand nombre de produits qui peuvent être répliqués, standardisés, pour répondre à une demande. Le business model de ces produits, comme pour les biens, passe par les volumes plus que par la valeur ajoutée. Les avocats ne doivent pas ignorer ce marché, et le nombre de créateurs de startup issus des rangs de la profession démontre une vraie prise de conscience.
Mais la réalité d'un marché du droit non standardisé persiste. Il doit notamment servir à créer de nouveaux produits "différenciant", lesquels nécessitent recherche et innovation avant d'être, le cas échéant, répliqués (tout comme les travaux des écuries de formule 1 profitent, in fine, à la voiture de monsieur-tout-le-monde).
Il est malheureusement à ce jour difficile d'imaginer breveter une stratégie judiciaire ayant amené à faire émerger une jurisprudence, même si celle-ci pourra ensuite être reprise à bon compte dans autant de cas similaires.
De nombreux exemples existent, notamment en droit du travail, comme avec la reconnaissance de préjudices spécifiques (préjudice d’anxiété) ou en droit bancaire (le dernier exemple en date étant les contestations des calculs de TEG).
Il existe également des services à forte valeur ajoutée absolument non standardisables. L'exemple parfait est celui d'une plaidoirie d'assises.
La valeur passe alors par ce que l'on nomme pudiquement "intuitu personæ", et qui relève dans des termes plus familiers des colonnes de ce média d'une « stratégie de marque », ou de « personal branding ». Laquelle stratégie peut également s'appliquer à l'échelle d'un cabinet, ou d'un réseau. Elle permet de légitimer la valeur attachée à une signature.
A ce titre, les promoteurs de la "marque avocat" sont d’ailleurs soumis aux mêmes réalités que pour n'importe quelle marque, notamment la transparence et l'interaction avec un consommateur de droit dont la qualité de prescripteur (ou non) passe par les nouvelles réalités du marché, notation en ligne comprise.
L'usage des « nouveaux outils disruptifs » n'est pas réservé à l'un ou l'autre des segments du marché. L'avocat connecté n'a pas de profil type.
Le temps de recherches qu'il va gagner, pour un résultat plus pertinent, avec un outil d'analyse prédictive, ou le temps de rédaction qu'il va gagner en repensant sa chaîne de production pour se concentrer sur la valeur ajoutée de son expertise fine ou de son intuition ne sont pas des avantages réservés à des plateformes ou à des cabinets internationaux. Mieux, les nouveaux outils de recherche ou collaboratifs sont source de flexibilité et d'agilité, réduisant probablement les écarts de compétitivité entre petites et grandes structures.
Le marché du droit, au-delà de ses spécificités, est donc bien un marché comme un autre. Il connaît aujourd'hui cette révolution qui fût un jour industrielle et qui est aujourd'hui intellectuelle. Il a vocation à rester pluriel et à proposer une offre diversifiée. Une même entité pourra probablement d’ailleurs proposer des produits standardisés aux côté de produits à haute valeur ajoutée (ce que font par ailleurs beaucoup de marques de luxe traditionnelles). Et ceci peut se faire dans le strict respect des obligations déontologiques d’une profession réglementée, secret professionnel et compétence en tête.
Il faut toutefois se garder de tout angélisme : Dans chacun des segments de ce marché, les professionnels seront les moteurs de cette révolution. Les métiers ne disparaissent pas, ils évoluent. Mais ce sont avant tout les femmes et les hommes qui les exercent qui peuvent choisir, ou non, de s’approprier ces évolutions.
Index:
(1) Notamment le dernier ouvrage, « The future of the professions » par Richard and Daniel SUSSKIND (2016) Oxford University Press
Crédit photo : © ra2 studio - Fotolia.com
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